NÓMADAS - REVISTA CRÍTICA DE CIENCIAS SOCIALES Y JURÍDICAS
11-2005/1 | Universidad Complutense de Madrid | ISSN 1578-6730
La théorie du stalinisme dans le miroir du
débat actual sur le totalitarisme

[Entretien avec Jacques Mascotto]
Jean-Michel Marcoux
>>> CV
Aumentar tamaño del texto Disminuir tamaño del texto Partir el texto en columnas


A.S. : Avant d’aborder la théorie du stalinisme proprement dite, il semble important de situer cette question dans le contexte du débat sur la nature et la signification du totalitarisme au 20e. siècle. Alors, pourriez-vous, dans un premier temps, nous introduire aux théories du totalitarisme en posant quelques jalons d’analyse précisant leur objet et leur contexte d’émergence ?

JM. : Je distinguerai le contexte d’émergence du mot « totalitaire ». Il nous vient d’Italie où le fascisme a été qualifié de « totalitaire » dès 1922, puis entre 1922 et 1925, c’est-à-dire dès ses débuts. Les vocables « totalitario », « totalitarisme » et l’expression « fascisme totalitaire » ont été utilisés par des intellectuels libéraux et socialistes anti-fascistes tels Giovanni Amendola qui, semble-t-il, a inventé « totalitario », Luigi Salvatorelli et Lelio Basso. Par la suite, entre 1925-1926, les fascistes italiens revendiquèrent la désignation ou qualification de « totalitaire » pour leur mouvement, leur idéologie et leur État – le Stato totalitario. Il nous faut tout de suite constater que les intellectuels italiens employèrent le mot « totalitaire » de façon quasi spontanée et sans analogie ou comparaison avec le bolchévisme ou le communisme (bien entendu toute référence au stalinisme est exclue, cela va de soi). Nous sommes bien obligés d’anticiper d’entrée de jeu, en faisant remarquer, qu’en règle générale, le fascisme italien n’occupe qu’une place mineure dans les théories du totalitarisme, pour ne pas parler du « paradigme totalitaire » ou de la « Totalitarian Theory » où il brille par son absence sinon par sa présence anecdotique voire une « camejo appearance ». On pourrait répliquer en alléguant que l’emploi des mots « totalitario » ou « totalitarism » ne suffit pas, que leur invention ne les exhausse pas au concept théorique. Encore faut-il se donner la peine de s’intéresser aux débats, parfois assez tendus, qui ont eu lieu en Italie après la guerre et aux travaux récents parus en Italie mais aussi ailleurs, de ne pas écarter a priori le fascisme de la réflexion ou de le ranger a priori en dehors de la conceptualisation du totalitarisme. Il reste à démontrer que le mot « totalitario », n’est pas fortuit ou inadéquat à la réalité qu’il veut désigner. Il est important par et pour la suite, d’attirer l’attention sur le « débat allemand » des années 1930 et sur la production théorique des intellectuels allemands qui ont poursuivi, hors d’Allemagne, ces débats dans les années 40…

A.S. : Vous pensez à l'École de Francfort ?

J.M. : Pas seulement l’Institut de Recherches Sociales, donc pas seulement Max Horkheimer, Frederick Pollock et Theodor Adorno. J’avais d’abord en tête Ernst Fraenkel et Richard Löwenthal, membres du groupe dissident de la social-démocratie – Neue Beginne, ainsi que Franz Neumann et Otto Kirchheimer. N’oublions pas non plus August Thalheimer (exclu du Parti communiste en 1928), Karl Korsch, ni l’« austro-hongrois » Otto Bauer. Je m’en voudrais de ne pas citer Herbert Marcuse (détesté par Adorno et donc plus ou moins membre « officiel » de l’École de Francfort) qui a écrit deux textes très importants en 1941-1942, dont j’aurai sûrement l’occasion de parler. Enfin il convient de signaler les textes de Léon Trotsky qui se trouvait à faire partie de la discussion sur la nature du nazisme. Le vocable « totalitaire » apparaît sous la plume de Neumann, Marcuse etc… en référence au nazisme mais aussi au capitalisme et au système technologique.

Je distingue un « troisième contexte », celui des « New York intellectuals », c’est-à-dire des intellectuels anti-staliniens, pour la plupart juifs et trotskystes, qui, après la guerre, camperont dans une identité d’ex-communistes et deviendront des « intellectuels de le guerre froide » à la rescousse du « monde libre » face au « monde totalitaire ». Les plus connus sont : James Burnham, Max Eastman, Seymour Lipset, Melvin Lasky, Saul Below, James Rorty (le père de Richard), David Horowitz, Nathan Glazer et Irving Kristol. Ce dernier se révèlera un des tous premiers stratèges du Neocon Center. Ce contexte théorique-historique s’étend au CCF, le Congrès pour la liberté de la culture (auquel la CIA n’était pas étrangère) et au Harvard Russian Center où Richard Pipes, futur membre du National Security Council de Ronald Reagan, veillait à dénoncer les « soft-on-communism-scholars». Zbignew Brzezinski, adepte du « modèle totalitaire » se distingue par son activisme dans les organisations transnationales comme la Trilatérale.

Le « quatrième contexte », français, est formé par les « nouveaux philosophes », l’évènement du programme commun de la gauche jugé « totalitaire », le ralliement d’ex-membres du PCF à la « pensée anti-totalitaire », l’activisme organisationnel, médiatique, éditorial, communicationnel de François Furet, Pierre Nora, Jean Daniel. François Furet, le plus omniprésent sur le « Front anti-totalitaire » partage avec Irving Kristol, le plus actif de ses pairs américains, la caractéristique d’être un « Ex », comme du reste les « Nouveaux philosophes » et les ténors du journal Libération.

A.S. : Comment situez-vous Hannah Arendt ?

J.M. : Elle s’est opposée au groupe des Ex-communistes auto-proclamés « experts en totalitarisme » qu’elle prenait soin de distinguer des « Anciens communistes », elle n’appréciait guère Adorno et n’avait aucune raison de s’intéresser à l’École de Francfort ou aux Francfortiens en exil, grands critiques de la modernité et étrangement muets sur le stalinisme (Marcuse est à part mais symptomatiquement son livre sur le marxisme soviétique n’est pas ce que l’on retiendra de lui). Sa pensée se situe à mille lieues de la méthodologie du modèle, si elle avait été impressionnée par la soviétologie, cela se saurait su. J’imagine qu’elle estimait l’intelligentsia française incurablement littéraire à juger de l’étau passionnel anti-totalitaire usiné en France après la publication de l’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljénitsyne, alors qu’elle attendait toujours la traduction dans l’hexagone de son livre – The Origins of Totalitarianism, publié en 1951. De toute évidence son jugement et sa théorisation du contexte historique la portaient à formuler une critique de la guerre du Vietnam, du Pentagone, des élites politiques américaines, de la logique d’appropriation et d’expansion du capitalisme plutôt qu’à participer à une croisade contre le marxisme, le communisme et l’URSS.

A.S. : Hannah Arendt a-t-elle jeté les bases de la « théorie totalitaire » ?

J.M. : Elle n’a jamais rien eu à voir avec la « Totalitarian Theory ». Son affaire, c’était la théorie du totalitarisme, ou plutôt une exigence – penser le totalitarisme. J’ai cité Herbert Marcuse. Celui-ci dans un texte impressionnant écrit en 1941-1942, intitulé « State and Individual under National Socialism », évoque l’armée « qui est devenue un État dans l’État », tandis que l’autorité de l’entrepreneur a placé la classe ouvrière « sous contrôle totalitaire ». Marcuse associe le nazisme au devenir technologique du capitalisme qui impulse une compétition impitoyable entre les individus, annule toute distinction entre l’économie et le politique de telle façon que « les forces économiques deviennent des forces politiques directes ». La « souveraineté » du Parti n’est pas incompatible avec la « souveraineté » des entreprises industrielles ni avec celle de l’année. La transcendance des conflits et antagonismes sociaux qui est une des composantes de l’idéologie nazie se métamorphose dans la guerre d’expansion qui se pose comme télos de cette transcendance. Le nazisme exerce sa domination par une « rationalité » - Technological and Industrial Efficiency, qui participe de la « dépersonnalisation de l’homme », sa « participation émotionnelle à la masse » est le corollaire-supplément du « principle of atomisation and isolation ». Le terme « isolation » est employé à trois reprises dans une page, Marcuse l’associe à l’ « Efficiency » et à l’ « Individual worker ». La mobilisation passe par la dissolution de l’individualité qui s’accompagne de l’organisation des loisirs, la jouissance obligatoire - « compulsory enjoyment of open air ». La domination totalitaire fait fond sur la liberté et l’abolition des tabous, elle est indissociable d’un sentiment de la liberté paroxystique. Il s’agit d’une « liberté de transgression » qui travaille à la suppression de la liberté. Aussi le nazisme développe-t-il une politique « anti-famille » d’émancipation sexuelle - « the sexual relations are perverted into rewarded performances ». L’individu de la désolation est celui qui a l’obligation de jouir et de performer - « the individuals whose most intimate enjoyment is urged and sanctioned by the state are apt to become its obedient followers ». L’abolition libertaire des tabous, tel l’encouragement prodigué et les récompenses accordées aux « jeunes mères » ayant des « enfants illégitimes », l’encouragement à élever les petits enfants à proximité des camps de concentration etc… participe d’une politique de l’identité où le sacrifice de soi coïncide avec le droit de faire souffrir et de violenter autrui. Au bout du compte « the individual recognizes his private satisfaction as a patriotic service to the regime ». Dans la Gleichhaltung, la jouissance se convertit en motifs et pratiques d’acceptation coordonnés, en acceptation générale du monde tel qu’il est puisque l’individu communie par son corps, sa liberté de transgression, sa jouissance de participer à la puissance et à l’Efficiency. Je ne manquerai pas de faire remarquer que ce texte fait suite à un texte saisissant de 1941, intitulé - « Some Social Implications of Modern Technology ».

Maintenant si je vous dis : la politique du totalitarisme consiste à étendre à l’Europe civilisée et à ses peuples, les méthodes et traitements qui avaient été jusqu’alors réservés aux sauvages, aux barbares qui se terraient en dehors de la civilisation occidentale, vous pensez aussitôt à un passage fameux de Origins of Totalitarianism. Je n’ai fait que paraphraser un texte de Karl Korsch – Notes on History and Ambiguities of Totalitarian Ideologies, écrit en 1941.

A.S. : Etes-vous en train de nous expliquer que l’essentiel avait été dit par d’autres que Hannah Arendt ?

J.M. : Ce n’est pas vraiment ce qui me préoccupe. Je voudrais situer les enjeux en même temps que les « bases » de la théorie du totalitarisme. Le nazisme et le stalinisme épuisent-ils le concept ? Je passe maintenant à Franz Neumann qui a inventé le concept de « Un-State » par lequel il voulait montrer qu’une domination totalitaire ne s’identifie pas à un « État totalitaire ». Quand Neumann dit de l’État nazi qu’il est un Un-State, il veut signifier que cet État ne remplit pas sa fonction de totalité étatique, en ce sens que nous avons affaire à une forme de société dans laquelle les élites et groupes dirigeants contrôlent la population sans recourir à un appareil coercitif rationnel qui se désigne par « État ». Pour Neumann, une domination totalitaire suppose un Un-State – non un No-State, qui implique une Gleichhaltung, une coordination transcalaire, un réseau de branchements inter et transorganisationnels, entre l’étatique, l’économique, le culturel et le militaire, une constellation organisationnelle, opérationnelle, communicationnelle, décisionnelle de tous les pouvoirs sociaux. On ne peut comprendre la Mobilimachung, la mobilisation, le mouvement incessant généralisé, sans la Gleichhaltung, et inversement. Le concept d’Un-State induit celui de Un-Society dont l’idéologie est l’« Efficient Society ». Quelle logique sous-tend les expressions - « Military-university-industrial complex », « Partenariat Public-Privé », « Organizational Society », « Global civil society », « société du Savoir » etc ? L’État et la société se dé-synthétisent, se globalisent. Le totalitarisme, c’est la société mobilisée, l’activisme volontaire de la « société civile », non l’élimination de ladite société civile mais la dissolution de la société. Franz Neumman qui avait une formation de juriste, faisait remarquer, en analysant la production du droit dans l’Allemagne nazie, que le respect scrupuleux des contrats, des conventions collectives, des brevets, des règlements sur la propriété, conférait à ladite société civile une capacité optimale de régulation et de communication entre ses diverses organisations. Pouvez-vous imaginer l’euthanasie de masse, la diffusion de l’eugénisme, les chambres à gaz, le système concentrationnaire, sans la collaboration « efficient » des médecins, des ingénieurs, des fonctionnaires, des militaires, des administrateurs ? La diffusion du « package » identitaire germain-aryen-allemand-chrétien « dé-judaïsé » sans le concours zélé des universitaires, intellectuels et enseignants ? Aussi toutes les professions, fonctions, organisations sont-elles gleichgehaltete dans un « système ».

A.S. : La théorie du totalitarisme développée par Hannah Arendt, ou la conception du totalitarisme que recèle The Origins of Totalitarianism, va-t-elle dans le même sens ?

J.M. : Je le pense, son intention n’était pas d’effectuer une radioscopie, une politologie, ni de produire un paradigme. Ne serait-ce parce qu’un paradigme est « totalitaire », qu’il s’impose comme enforcement organisationnel de la Présence, technologie, stellen de l’identité entre l’énoncé et l’énonciation, tautologie de la loi (la loi c’est la loi). La puissance de ses effets d’annonce et d’auto-présentation, d’auto-légitimation, est telle qu’un paradigme installe la dictature du prédicat, par exemple « totalitaire », qui se naturalise comme objet en même temps qu’il organise et communique son investiture comme sujet total. Tout ce qui entre dans un paradigme, ne peut jamais en ressortir, comme le stalinisme. Ajoutez à cela qu’un paradigme est impérial-expansionniste : si vous y faites entrer Staline, il vous faut y fourguer Lénine, Marx, la Révolution russe, la Révolution française… Tout y permute, commute, tout s’associe, se décline. Qu’est-ce qu’on ajoute à la liste, qu’est-ce qu’on retranche de la liste qui est ainsi le sujet et l’objet, de telle façon que l’artiste du paradigme prend pour objet de son désir ou de son étude, non les éléments qui s’ajoutent à la liste ou y figurent, mais la liste elle-même.

A.S. : Vous parlez de la Totalitarian Theory ?

J.M. : Exactement et c’est toujours amusant de voir qu’un tel énumère telles « caractéristiques » ou telles autres. Vous avez des paradigmes à cinq éléments comme des étoiles à cinq branches, à quatre comme des trèfles à quatre feuilles, à onze comme dans une équipe de football (plus, si l’on compte les substituts). Pour jouer au paradigme, il faut au moins savoir compter jusqu’à dix ! On pourrait tout subsumer sous un listing, ajouter les ingrédients qu’on veut, faire maigre ou faire gras – avec beurre ou sans beurre, avec chef charismatique, avec parti unique, les deux peut-être ? Avec terreur ? Avec expansion guerrière ? Avec camps ? Invoquer le parti unique, c’est lui opposer le multipartisme. J’observe que la privatisation forcée ne désempare pas quand la social-démocratie, la « Troisième voie », remplacent au gouvernement la droite qui s’appelle droite et je constate que les « colombes » de Shimon Perez engoulent plus de territoires palestiniens que les « faucons » d’Ariel Sharon. Il apparaît que tuer par embargo, propriété intellectuelle, ajustement structurels, réclamation de la dette etc… participe de l’éthique. Si les adeptes du paradigme montrent qu’ils savent compter, ils leur restent à prouver qu’ils savent diviser. Si je constitue la liste de tous les pays, en établissant un ordre décroissant des années d’espérance de vie, qu’obtiendrais-je en divisant par deux ou par trois ? Des millions de morts négativement opposés à ceux qui vivent encore. Qu’est-ce qui autorise l’éthique dite humanitaire à ne pas tenir compte de la qualité de vie, du développement de l’autonomie de l’humain, des moyens de la dignité ? À partir de là, on doit s’interroger sur l’existence des camps de réfugiés. La globalisation capitaliste a ses camps, ses transferts, déportations, déplacements de populations. Les démocraties libérales ne se dotent-elles pas d’un droit de torture, opération d’autant plus démocratique et légitime que la torture est acceptée comme « matière à discuter » dans et par la pragmatique communicationnelle, sans contrainte comme la circulation des capitaux ? Et que pensez-vous de cette farce – Think globaly, Act locally ! Si toutes les déterminations, toutes les logiques, tous les pouvoirs, tous les savoirs sont globaux, la farce ne se transforme-t-elle pas en injonction de ne pas agir qui aurait pour excédent et paralipomènes l’autorisation de folâtrer et gobichonner dans les parcs d’amusement du local ?

A.S. : Ce que vous dîtes sous-entend un prolongement de la théorie du totalitarisme. Nous y viendrons. Voudriez-vous préciser, en vous référant au stalinisme, votre critique de la Totalitarian Theory ?

J.M. : Cela implique de parler aussi du nazisme et, par défaut, du fascisme, puisque cette « théorie paradigmatisée » utilise la comparaison systématique, obsessionnelle entre le stalinisme et le nazisme comme si ces deux évènements historiques délimitaient un territoire, un lieu frappé du ius terrendi, d’un droit de terreur des magistrats du paradigme pour terroriser et mettre en fuite, désignaient un bois sacré, un lucus, qu’on ne peut défricher qu’après avoir donné un sacrifice et prononcé quelque formule rituelle. Observons d’abord que la comparaison est invariablement maniée en direction de l’identité entre stalinisme et nazisme, comme si la méthode comparative ne posait pas a priori, la possibilité d’une différence réelle et je dis « réelle » parce que cette méthode confond systématiquement parenté, apparentement, similitude, affinité, analogie et identité. Diviser la société en classes, est-ce la même chose que découper l’humanité en races ? Je n’ai absolument rien contre la comparaison, je ne pense tout simplement pas que ce soit suffisant pour passer au concept de totalitarisme qui suscite la question de la généalogie, des origines, comme celle de la capacité de la théorie à expliquer sa situation temporelle dans ses propres termes. Si je dis : « liquider les Koulaks en tant que classe parce qu’ils sont l’ennemi de classe » fait partie de l’essence du stalinisme, je ne dis pas : liquider le Mal. Maintenant si je dis : « liquider les Juifs parce qu’ils incarnent la figure du Mal », et que cette visée est inhérente à la nature du nazisme, je peux légitimement me poser la question – que signifie : éradiquer le Mal ? N’est-ce pas une tâche infinie ? Qui incarnera la prochaine figure du Mal ? Quelles sont les raisons invoquées par Staline pour éliminer les Koulaks ? Ils exploitent les villes, s’enrichissent sur le dos des ouvriers, ils préparent la restauration du capitalisme en Union soviétique. Quelles étaient celles de Hitler ? Je suis Philippe Burrin dans son ouvrage Ressentiment et Apocalypse. Burrin cite le chancelier du Reich s’adressant au Reichstag le 30 janvier 1939 : « Aujourd’hui, je serai encore prophète : si la finance juive internationale en Europe et hors d’Europe réussit de nouveau à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, le résultat n’en sera pas la bolchévisation de la terre et la victoire du judaïsme, mais bien l’extermination de la race juive en Europe ! ». Donc les Juifs, tous les Juifs, menacent l’humanité. Nous exterminerons la race Juive d’Europe, ça sera notre vengeance et notre héroïque contribution à l’humanité. Mais que signifie - « encore prophète » ? Le passage est précédé de cette explication, qui vient en premier : « J’ai souvent été prophète au cours de ma vie et, la plupart du temps, on s’est moqué de moi. Au temps de ma lutte pour le pouvoir, ce sont surtout les Juifs qui ont ri de la prophétie selon laquelle je prendrais la tête de l’État et du peuple tout entier et, entre autres, mènerais à bien la solution du problème juif. Je crois que ces rires retentissants d’alors restent depuis en travers de la gorge des Juifs ». Hitler s’est senti ridiculisé, c’est donc l’Allemagne qui a été humiliée et doublement, à travers Hitler et lors du Traité de Versailles qui l’a bafouée, dépossédée de ses droits, dispersée, décomposée, violée dans son identité nationale, qui l’a précipitée tout en bas de l’échelle de l’existence et de la civilisation, rendue impuissante, décadente. Une Allemagne dévalorisée (comme une vulgaire monnaie) qui attend de son prophète qu’il réalise une transmutation des valeurs, en lui restituant son identité nationale-civilisationnelle et, par une politique et une esthétique de la puissance, qu’il redonne une santé mentale et physique, une culture performante à un peuple divisé, éparpillé, victimisé pas deux « guerres juives ». Staline entendait-il supprimer les Koulaks pour étouffer leurs rires qu’il entendait résonner dans ses cauchemars ?

La question ne nous renvoie pas à une structure psychologique per se, mais à la différence entre une politique identitaire et une politique de classe, à la différence entre un langage religeux-apocalyptique et un langage idéologico-révolutionnaire, une différence entre une guerre d’ordre civilisationnel et une guerre de classes. Que penser des échéances ? Staline a pu envisager le « suicide du Parti » au cours de la terreur, il ne s’est jamais figuré comme une stèle corporelle sur laquelle le nom de chaque allemand serait inscrit après une défaite éventuelle de l’Allemagne, c’est-à-dire son anéantissement, rien que son anéantissement, la seule issue possible, apocalyptique – la victoire totale ou la mort.

A.S. : Vous ne séparez pas le totalitarisme d’une forme religieuse ?

J.M. : Forme religieuse ou « force morale », « valeurs suprêmes » soutenant une « mission de défense de la civilisation », ou « croisade contre le Mal » pour bâtir « une civilisation nouvelle ». Je vois que cette forme est en retard sur le contenu aujourd’hui, que c’est une forme ancienne qui appartenait déjà au fascisme dans ses différentes manipulations. Je suis d’accord avec Michel Freitag pour distinguer entre totalitarisme archaïque et totalitarisme systémique. Je ne dissocie pas fascisme ou totalitarisme archaïque d’une politique existentielle-identitaire, d’une dramaturgie-liturgie de crises nationales identitaires qui éclatent lors de profondes crises sociales les unes entraînant les autres en une spirale infernale. Crises existentielles donc, d’où la force d’attraction du fascisme, l’attirance et l’appétence des masses par et pour l’esthétique de la violence, d’où la constitution d’une identité fasciste comme condition sine qua non d’une politique crédible de l’identité. Tous les fascismes, ceux qui sont restés au stade de mouvement comme ceux qui ont su et pu transformer le mouvement en régime, se sont constitués ab initio, en groupes paramilitaires commettant des assassinats politiques ciblés qui s’avéraient en même temps des meurtres rituels de transgression, destinés à former une solidarité de groupe dans et par laquelle s’élaborait une éthique de la fraternité combattante, de l’identité résolue – le squadrisme : squadre d’azione, S.A. etc… Les valeurs ennoblissantes s’enlacent à une esthétique qui est aussi une théâtralisation du sentiment tragique de l’existence, une acoustique de la peur et de la stupeur, une mimésis élitiste de l’élan vital, un carnaval du traumatisme identitaire et un travestissement du quotidien. D’où le rôle des uniformes, la gestuelle typée du salut mais aussi le logatome du cri de ralliement concocté par Gabriel D’Annunzio – Eïa, eïa, alala. Tout cela concourt, me semble-t-il, à considérer la politique identitaire fasciste comme une Aufhebung et une palingénésie de la religion. Hitler jouait sur plusieurs registres de la religion – aryanisme, nordisme, déisme, christianisme. Mussolini félicitait publiquement le Vatican qui « poursuit la tradition latine et impériale de Rome ». Bien qu’athées, le Führer et le Duce prirent soin de ménager leurs Églises. Tous les popes et métropolites de la Sainte Russie auraient volontiers échanger les montées révolutionnaires « au front de l’athéisme » contre les pratiques fascistes de Concordat.

A.S. : Vous tenez à marquer des différences entre le nazisme, le fascisme italien, d’un côté, et le stalinisme de l’autre. Vous avez souligné la forme religieuse de la politique identitaire fasciste associée à une crise à la fois nationale et existentielle, y a-t-il d’autres différences ?

J.M. : Oui, il y en a d’autres, comme l’absence de chaos social intérieur ou les oscillations permanentes entre l’hyperparti et l’anti-parti, mais il ne s’agit pas d’en faire une énumération, mais de raisonner à partir de la notion de différence, de la situer en relation avec les pouvoirs sociaux (politique, économique, idéologico-culturel, militaire) et dans le temps, de l’appréhender selon ses potentialités d’articulation de multiplication ou d’enchaînement. Il s’agit de montrer la différence dans une homologie, à l’intérieur du « point commun » si vous préférez. D’ailleurs quelle est la valeur heuristique d’un « point commun » ou d’un « caractère commun » ? Si toutes les différences n’ont pas la même valence différencielle, toutes les caractéristiques communes n’ont pas la même signification ou la même « carrière » dans leur espace relationnel et dans leur généalogie. Mentionner l’existence d’un parti unique comme « critère » du totalitarisme ne veut strictement rien dire. Hitler se sentait-il menacé à l’intérieur du parti nazi, celui-ci était-il secoué par des oppositions politiques ? Les factions au sein du parti de Mussolini avaient-elles des résonnances dans la société ? Les luttes de clans et d’intérêts signifient-elles la même chose que des oppositions politiques qui traduisent des tensions ou des contradictions dans la société ? Quelle est la généalogie de l’identité de ce parti, de sa conscience de soi ? N’y a-t-il pas une différence entre un parti qui s’est constitué à partir de la théâtralisation de la violence paramilitaire et un parti qui a forgé son identité lors de la révolution de 1905 et celle de 1917 ? Par ailleurs un système dit « pluraliste », composé de plusieurs partis qui ont le même programme, partagent la même idéologie, s’inscrivent dans un débat consensuel et donc ignorent les mêmes questions, est-il plus démocratique qu’un parti unique divisé par des oppositions et évoluant dans un cadre institutionnel polymorphe ? Maintenant, pour répondre à votre question, posons celle-ci – y a-t-il eu, oui ou non, une révolution en Russie ? Et quelle dynamique sociale, politique, a enclenché cette révolution ? C’est à se demander, à lire les ouvrages récents sur l’histoire de la Russie, si les révolutions du début du XXe siècle ou les « bounts », les soulèvements paysans des siècles précédents, n’ont pas plus de poids événementiel que les amours entre le Prince Grégory Potemkine et la Grande Catherine, les frasques du moine Raspoutine dans l’entourage de la tsarine, le duel fatal de Pouchkine avec Dantès ou encore l’hémophilie du tsarévitch ? C’est à se demander s’il faut mettre sur le même plan la rage de Staline quand il apprend que sa fille Svetlana s’est éprise d’un Juif, Alexei Kapler, qui écopera d’une condamnation à cinq ans dans les camps de Vorkhouta, et l’anti-sémitisme apocalyptique de Hitler ? Évoquer des anecdotes n’est pas un exercice inutile ou futile si on prend la peine de les soumettre à l’interprétation et surtout au jugement. Il arrivait à Staline de convoquer certains responsables du NKVD ou de l’OGPU pour leur demander de « lui» amener tel ou tel « camarade » à qui il avait une « mission importante » à confier… pour se faire dire, après enquête, que ledit camarade avait été fusillé. Voilà un « détail » qui acquiert de l’importance si, en retour, on l’interroge à partir d’autres aspects de la terreur, si on l’insère dans un ensemble, si on le confronte à une logique. Staline, s’il avait fait fusiller un ennemi absolu, n’aurait jamais songé, et pour cause, à demander qu’on allât le quérir. La terreur stalinienne n’obéit pas à une logique rationnelle d’absolutisation de l’altérité. Le prochain qui allait être emporté dans la mort pouvait être votre ami d’enfance, votre père, votre fils, l’ami de vos proches, votre prochain.

A.S. : Comment analysez-vous cette terreur ? Comment doit-on la comprendre ?

J.M. : Cela exige de comprendre la Révolution. Au moment où le soviet de Petrograd s’oppose au Gouvernement provisoire, les comités d’usine de la ville se dressent contre le soviet déclaré ou réputé « bourgeois ». Ils prennent des initiatives qui sont aussitôt critiquées ou révoquées par les comités de quartiers qui les considèrent « embourgeoisés », puis viennent les comités de femmes qui dénoncent le « paternalisme oppressif » de ces derniers, pour être, à leur tour, dénoncés par des comités de jeunes qui veulent en finir avec la tutelle des parents. La pluralité polyphonique des pouvoirs, voilà ce qui caractérise cette révolution qui exprime la Volia – la pulsion de liberté, le désir de faire sauter les barrières, d’une golitba – les gueux en furie, indisciplinée, profanatrice. Nombreux parmi celle-ci revenaient tout juste du front où ils avaient logé une balle dans la tête de leur capitaine et de leur colonel qui les poussaient à l’assaut, c’est-à-dire à l’abattoir. Quant aux ouvriers des grandes usines d’armement et des immenses ateliers mécaniques, ils formaient une classe nouvelle, concentrée, qui ne connaissait pas encore la mise au pas industrielle ni l’acclimatation au commandement et au contrôle des contremaîtres et des administrateurs. De plus, cette classe unigénérationnelle conservait de nombreux liens avec les villages de paysans, elle n’était donc pas organiquement et culturellement attachée à la ville et à l’usine. Elle était plus une section du Narod, du peuple, qu’une classe structurante de la société et structurée par la société. Elle recherchait plus à exprimer, à faire jaillir sa volia, sa volonté d’émancipation immédiate qu’à s’inscrire dans une svoboda, une liberté citoyenne acquise, institutionnalisée. Cet imaginaire-symbolique de la volia se manifestera dans les camps où les détenus, les Zeks, prendront vite l’habitude d’employer l’expression S voli pour désigner le dehors libre, tout ce qui provient du dehors (les colis par exemple). La Révolution russe s’objecte au contenu de la «vieille société » mais ne produit aucun contenu nouveau qui contiendrait une domination industrielle endogène, tandis qu’elle aspire à une forme nouvelle des rapports politiques et sociaux : d’où l’appel au volontariat, au sacrifice, d’un côté, et les travaux forcés de l’autre. Les révolutions bourgeoises en Europe se sont avérées des passages formels à une nouvelle forme, elles se soutenaient d’un passage précédent à un nouveau contenu – les pratiques économiques privées liées à une stance de l’acquisition du salut. Autrement dit le féodalisme avait déjà été nié dans son contenu à l’intérieur de l’ancienne forme, religieuse, par le protestantisme. Le passage au capitalisme se déroula formellement en niant le protestantisme comme universel religieux qui se dégrade en pratique purement privée de la religion. La Révolution russe devait être aussi une réforme, poser son propre contenu, constituer sa propre base sociale comme présupposition de l’industrie. En Russie, la « révolution industrielle » ne pouvait pas précéder la Révolution. L’industrialisation s’opposera à la Révolution ou devra être réalisée par la Révolution. Avec la collectivisation forcée, la révolution industrielle posera les présuppositions de la « révolution prolétarienne », conjuguera pratiquement la Révolution de Février-Octobre au futur antérieur – cette Révolution aura été prolétarienne depuis le début. Qu’est-ce qui crée le prolétariat, l’industrie ou la Révolution ? Comment ce prolétariat peut-il être à la fois le sujet et l’objet de l’industrialisation ? Révolution industrielle ou industrialisation révolutionnaire ? Comment la Révolution doit-elle s’achever – avant ou après l’industrialisation ?

A.S. : D’après-vous, la terreur découle de ces dilemmes ?

J.M. : Dilemmes ou trilemmes qui se traduisent en plusieurs tendances au sein du Parti et qui expriment de profondes contradictions. Pour en prendre la mesure exacte, il faut se référer à la Guerre de sécession américaine plus qu’à la Terreur jacobine. « Sécession » ou césure, entaille du social, division du social avec lui-même – qu’est-ce qui doit être cédé et qui doit céder ? Disons une Terreur jacobine au sein d’une Guerre de sécession. Quels types de rapports sociaux ? Le Sud contre le Nord en tant que division sociale. Grosso modo la terreur stalinienne opposait des Jacobins nordistes et des Girondins sudistes. La Guerre de sécession, c’était un peu comme la collectivisation forcée, avec cette différence que la Révolution américaine avait servi de Réforme, avait réalisé et posé son contenu capitaliste avant le passage formel qui a fixé ce contenu dans une nouvelle forme – les États-Unis. Je vous rappelle qu’en termes de morts, de sauvagerie, d’inventions dans la manière de tuer – au moins 750 000 morts, la Guerre de sécession était de nature à faire pâlir la Terreur jacobine. En même temps la Guerre de sécession apportera le modèle organisationnel du développement du capitalisme américain. Vous avez dit la « Terreur » mais de quelle terreur s’agit-il ? Il y a eu deux terreurs – la collectivisation forcée, la terreur sociale qui définit le « stalinisme de Staline », qui déchire le social pour en extraire le contenu qui sera celui du régime soviétique, et la « terreur stalinienne », celle qui a failli conduire le parti au bord du suicide, qui a consacré le passage formel à des rapports sociaux stabilisés, à la bureaucratie stalinienne.

A.S. : Quelle est votre explication de cette deuxième terreur ?

J.M. : Il faut préciser que la Révolution russe contrairement aux Révolutions anglaise, américaine et française, n’avait pas beaucoup à distribuer. Une fois le tsarisme abattu, que restait-il comme classe possédante dotée d’élites politiques capables de former un bloc de pouvoir ? Sur quelle base sociale pouvaient s’appuyer les Blancs ? Certainement pas la majorité de la paysannerie qui venait juste d’hériter de la terre. Quelle classe, quel bloc solide pouvait s’opposer à l’État soviétique ? Cet État a créé son propre adversaire, les Nepmen, les profiteurs de la Nouvelle politique économique (NEP) qui se sont avérés d’autant plus faciles à éliminer qu’ils étaient en quelque sorte des proto-capitalistes et des créatures de cet État qui n’avait plus en face de lui que la paysannerie. Aucune classe socialement, économiquement et politiquement solide ne pouvait s’opposer à l’État. Donc le pouvoir soviétique, qui renforce la discipline du Parti, pose son adversaire, des « capitalistes » davantage portés sur le troc, le commerce et la petite production marchande, qui s’enrichissent et mènent une existence de parvenus face à une classe ouvrière numériquement faible qui se demande ce que peut bien vouloir signifier une Révolution prolétarienne ! La NEP s’est avérée le creuset du ressentiment et de la haine populaires ! Staline contesté au bureau politique, prend alors l’initiative (1928-1929) de laisser éclater cette « haine de classe » et de relancer la dynamique révolutionnaire en s’appuyant sur le rejet enthousiaste de la NEP et les espoirs de la classe ouvrière, surtout les jeunes, de créer un État « véritablement » prolétarien dans la reprise idéologisée du communisme de guerre. L’industrialisation forcée, dont la précondition est la collectivisation forcée des campagnes – dégager un surplus, extraire et transférer une main d’œuvre prolétarisée, paraît à tout moment tourner à la catastrophe. Aux coûts humains exorbitants (le mouvement des enclosures concentré en dix ans !) s’ajoutent de piètres rendements, l’industrie n’est pas en mesure de fournir l’équipement requis à une Armée Rouge dont les dirigeants, notamment Mikhaïl Toukhatchevsky, signalent à Staline l’incapacité de faire face au réarmement de l’Allemagne et aux opérations expansionnistes du Japon, dans un contexte international qui rendait plausible une attaque militaire contre l’URSS. C’est alors que Staline y va le tout pour le tout, en lançant la classe ouvrière et les cadres intermédiaires contre le Parti. Il se rend dans les usines et clame « vous êtes le peuple, les dirigeants passent et le peuple reste », tandis que la Pravda aux mains de Boukharine et Tomsky relate exactement le contraire. Quand Staline enflamme les ateliers et en appelle à la liquidation des membres du Parti qui ne respectent pas la classe ouvrière, la Pravda censure ses discours et parle de l’esprit prolétarien des cadres. À plusieurs occasions Staline ne réussit pas à prononcer un discours, ce qui le motive à lancer sa fraction contre les cadres qui se mettent à critiquer les rangs supérieurs, tandis que les ouvriers en profitent pour dénoncer les dirigeants et contremaîtres des usines. Staline se prononce pour des élections à bulletin secret sur les lieux de travail. La crise monte en spirale, les bureaucraties réagissent pour sauver leurs « satrapies » en prenant des initiatives de purges. Tout le monde veut liquider tout le monde. Quand le Parti et la société tout entière sont aux bords de l’explosion, une bonne partie de la fraction de Staline change de camp. Il se forme un ralliement bureaucratique anti-staline qui adopte la stratégie du bouc émissaire. Boukharine par exemple est accusé d’être un espion des Allemands et des Japonais depuis 1910, c’est-à-dire avant la Révolution. Des élucubrations du même acabit atteignent Tomsky et les boukhariniens. Jusqu’en 1936-1937, les procès établissent une figure des accusés : ils ont saboté la production industrielle soviétique, ils ont saboté le Plan. Tout d’un coup la fraction anti-stalinienne dénonce les zélés de la répression, qui sont les « vrais traîtes ». Le zèle devient synonyme de dissimulation d’une traîtrise. De plus, la figure de l’accusé a changé, elle n’a plus rien à voir avec la terreur sociale et l’industrialisation, avec la réalisation du socialisme industriel. C’est la fonction des derniers Grands Procès et en même temps leur signification. Les élucubrations les plus farfelues mettent à l’abri la politique industrielle de Staline qui est aussi celle du Parti, celle de ses différentes bureaucraties. Les procès de 1938 doivent stopper tout net le procès de l’industrialisation qui doit se maintenir dans son processus. Les ouvriers ne sont pas mécontents de la liquidation d’Ejov – ils ont coutume de dire - « en URSS, Marx est la théorie et Ejov est la pratique », Staline accepte le Deal que lui présente la fraction dominante. Celle-ci ajoute plusieurs couches à son culte à condition qu’il la boucle, en effet Staline ne prononce quasiment plus de discours à partir de 1938 (il refera surface pendant la guerre). La terreur politique a accouché d’une bureaucratie stable qui a réglé ses comptes avec ses fractions, éliminé les « traîtres » grâce auxquels on ne peut légitimement pas parler d’échec ou d’erreur dans la collectivisation et dans la politique industrielle, puisque lesdits traîtes ont saboté qui présentent l’avantage d’appartenir à la génération qui précède celle des bureaucrates engendrés par le stalinisme de Staline. Il s’agit donc de développer un stalinisme sans Staline désormais éjecté et fixé dans l’imaginaire iconographique. Tout se passe comme si la bureaucratie stalinienne met en pratique la légende du Grand Inquisiteur de Fiodor Dostoievsky : le Christ-Staline serait mis en prison ou liquidé par les dignitaires de l’Église bureaucratique s’il lui prenait de débarquer sur la place publique au nom de l’Évangile de la Révolution. La terreur politique a engendré une mentalité de survivant, permis la promotion sociale des fils et filles d’ouvriers, d’individus qui sont d’extraction « prolétarienne », de facto légitimement révolutionnaires, l’origine sociale, positive, est la seule légitimité ; enfin elle a suscité un immense désir de quotidienneté, de passivité sécurisée – Everyday Stalinism comme la écrit Sheila Fitzpatrick. Dans ce Stalinisme positivé, les ouvriers peuvent écrire des lettres au Parti pour dénoncer des abus, des « dysfonctionnements », au sein d’une logique industrielle : rationalité de gestion et idéologie productiviste. La critique est intégrée au processus industriel, elle est découplée de toute contestation de la légitimité du pouvoir, en même temps qu’elle atteste l’existence d’une « démocratie ouvrière » sur laquelle prétend se fonder le pouvoir. Nikita Khrouchtchev était la parfaite illustration de ce passage du stalinisme de Staline au stalinisme « sans phrase », lui qui a d’abord fait partie de la fraction de Staline avant de rejoindre l’autre camp. C’est le même Khrouchtchev qui va institutionnaliser ce passage lors du célèbre XXe congrès du PCUS : les « crimes » qui sont imputés à Staline se rapportent à la terreur politique, surtout pas à ceux de la terreur sociale qui reste le « sacrement de baptême » de la bureaucratie stalinienne. La dénonciation de la deuxième terreur consacre la légitimité de la première.

A.S. Quel a été le processus d’intégration et d’industrialisation de la société civile soviétique ?

J.M. : Demandons-nous d’abord, pourquoi ? La terreur politique (1934-1938) et cela brouille les cartes de la « Totalitarian Theory » patchée de modèles et scotchée à l’aide de paradigmes autour du Top-down Totalitarianism, s’est avérée un mécanisme meurtrier de blowbacks et de feed-backs – la répression par en-haut (top-down) déclenchait des initiatives et mobilisations from below qui se transformaient en dénonciations / accusations / terreur bottom-up (par en bas). La classe ouvrière était à la fois le sujet et l’objet de la terreur. Par ailleurs le deal bureaucratique supposait et impliquait la promotion ouvrière, base de la légitimité du régime bureaucratique. À cet égard on peut parler de la formation d’une classe ouvrière stalinienne – ce qui représente une hérésie pour la Totalitarian theory dont les adeptes croient dur comme fer que l’intervention des masses ne jouent aucun rôle dans la formation d’un régime dont elle est le simple objet, comme dans la théorie politique qui est une affaire d’élites et d’experts. La Constitution de 1936 va reconnaître des « organisations sociales » ou « organisations de la société », en posant l’existence d’une société formée de « sociétés volontaires ». L’URSS est constituée de nations, de nationalités, d’ethnies (auxquelles correspondent différents niveaux d’institutions-institutionnalisations), de soviets, de comités d’usine, d’associations comme celles des « Amis de l’Armée rouge », des joueurs d’échecs, des garderies, des philatélistes etc… Outre que se développe un « polymorphisme bureaucratique », s’achemine une légitimité de facto s’extrayant de la fonction sociale, culturelle et économique, des associations, soviets et autres coopératives qui viennent palier les désordres et goulots d’étranglement engendrés par les plans bureaucratiques ainsi que les dysfonctionnements inhérents à une politique économique donnant la priorité à l’industrie lourde. Les « organisations volontaires » se substituent à l’innovation technologique et servent de relais communicationnels aussi bien horizontalement que verticalement. Du coup ces organisations contrôlaient hôpitaux, sanatoriums, bibliothèques, garderies, colonies de vacances, clubs sportifs etc… De cette dynamique associative, découle une organisation pluri- et transcalaire du pouvoir social, politique et économique. Ainsi un ministre du gouvernement membre du comité central du Parti ne pouvait absolument pas prendre une résolution concernant la ville de Moscou, s’il ne se faisait pas élire par le Conseil de ville de Moscou. Marc Ferro donne de tels exemples pour analyser les mécanismes de diffusion du pouvoir. En d’autres termes cette dynamique se recoupe avec la réactivation des soviets (conseils). C’est en ce sens qu’il faut interpréter les paroles désespérées de Tchernenko - « il y a décidément trop de démocratie en Union Soviétique », tout comme il faut apprécier l’admiration des dirigeants soviétiques en visite à l’étranger devant la facilité avec laquelle un ordre donné par le Management est aussitôt transmis et exécuté… D’où il appert que l’autoritarisme décisionnel du système dit pluraliste faisait l’envie des bureaucrates soviétiques. Au Canada on forme une commission, on nomme une « task force », en URSS on devait élire des représentants à tous les niveaux…

A.S. : Mais alors, comment expliquer l’échec de la Perestroïka ?

J.M. : N’ayons pas peur de la provocation – parce que l’URSS était trop démocratique ; parce que l’économie souffrait d’un manque de relations effectives à l’État ; parce que l’économie soviétique n’était pas régulée ; parce que l’économie politique soviétique s’était stabilisée ; parce que la classe ouvrière n’avait pas d’intérêt à changer la structure sociale d’accumulation… parce que celle-ci était trop cohérente. Revenons à l’institutionnalisation dont nous avons parlé précédemment : l’orientation industrielle de l’économie avait impliqué plus qu’un deal avec la classe ouvrière mais un véritable pouvoir structurel. La planification bureaucratique était axée sur l’approvisionnement en matières premières, en pièces d’équipements et en main d’œuvre, tandis que les directeurs d’unités de production travaillaient en direction du plan, c’est-à-dire qu’ils anticipaient les révisions d’objectifs, de quotas, de priorités, ils anticipaient l’ouskorenié, l’ouvelitchenié et l’oudarenié, les obsessions du Grosplan : augmenter la production, accroître, accélérer, cibler, monter au front de ceci ou de cela. Ils demandaient donc toujours plus d’approvisionnement en prévision des manifestations obsessionnelles du Grosplan, ce qui avait pour effet d’entraîner l’économie dans une logique d’écart insurmontable entre la demande et l’approvisionnement, par voie de conséquence entre la production et les besoins de la consommation. Les directeurs n’avaient d’autre choix, s’ils voulaient réduire cet écart, fournir des produits finis acceptables, que de recourir au troc, aux trafics d’influences, au travail au noir. La planification reposait surtout sur le corporatisme d’entreprise lié à l’économie parallèle. Les mafias locales, le gangstérisme, la collusion entre directeurs d’« entreprises » et petits bosses régionaux du Parti, étaient les rouages essentiels d’une économie dérégulée et déplanifiée par la planification bureaucratique. Si en amont le Plan « commande », si en aval la production dépend de la débrouille, alors les ouvriers qualifiés sont indispensables. Ce sont eux qui font le lien entre le Plan et l’économie parallèle, d’où leur pouvoir structurel, pouvoir sur lequel s’établissent les rapports entre cadres régionaux du Parti et Appareil central. Pourquoi les ouvriers qualifiés dont le savoir-faire techno-industriel est le pivot d’une production rivée au bricolage pragmatique-stratégique, centrée sur l’intelligence rusée, au sein d’une logique corporatiste, seraient-ils intéressés aux innovations technologiques ? Cette question des réformes n’a pas cessé de se poser dans les années 1960 – comment introduire des méthodes d’utilisation intensive du capital, du travail et de la technologie ? Ces réformes se sont toujours heurtées à la cohérence de la structure sociale d’accumulation et du système socio-politique dans son ensemble si on tient compte que le corporatisme s’emboîtait dans le mécanisme institutionnel des autonomies – locales, régionales, républicaines – nationales. Le pouvoir structurel de la classe ouvrière qualifiée et des ingénieurs entra petit à petit en contradiction avec l’éducation supérieure et la formation universitaire. La cohérence politico-industrielle ne permettait pas d’offrir des jobs correspondant aux nouvelles qualifications acquises. L’époque brejniévienne se caractérise également par la croissance du secteur des cols blancs, employés de service et fonctionnaires, tandis que la stabilité bureaucratique produit des « héritiers », des fils et des filles qui héritent du statut social de leurs parents. Comment l’ensemble a-t-il pu tenir ? La surabondance des pétrodollars a considérablement intégré l’URSS dans l’économie mondiale par le mécanisme des prêts faciles et à bon marché. C’est dans les années 1970 que l’Union soviétique, par le truchement de la finance occidentale, active la consommation qui vient, en quelque sorte, servir de « consensus social » - c’est le malnommé « immobilisme brejniévien ». Immobilisme en amont, en ce qui concerne le pouvoir instrumental de la classe ouvrière et le pouvoir politico-décisionnel des soviets, mais aucunement immobilisme en aval où, veuillez me passer l’euphémisme, il se passe beaucoup de choses, notamment du côté de l’intelligentsia. Le pouvoir structurel de la classe ouvrière et la cohérence sociale du système industriel ont été fatals à l’opposition politique réformatrice, d’obédience communiste ou social-démocrate de gauche. Les Chestidesiatniki, les réformateurs des années 1960, qui appelaient à un « retour au léninisme », à la « légalité socialiste », exhortaient l’Appareil à bâtir « la démocratie socialiste » dont la figure emblématique était (est) Roy Medvedev, s’éclipsèrent d’un côté devant d’autres « dissidents » - qu’il faudrait plutôt nommer « Inakomysliachtchie » (ceux qui pensent différemment), d’obédience occidentale-libérale dont la figure de proue était Andrei Sakharov, d’un autre côté, devant les slavophiles-conservateurs-nationalistes, dont le plus connu était (est) Alexandre Soljénitsyne. On peut même se demander qui pensait différemment par rapport à qui, par rapport à quoi ? Si Staline adorait les films hollywoodiens (sauf les scènes de « baisers »), Leonid Brejnev craquait devant les Mercedes, Roll Royce, BMW et autres joyaux du même acabit dont il était un collectionneur avide. Le premier appréciait le courage et la détermination des héros hollywoodiens, tandis que le deuxième ne croyait plus qu’en la qualité intrinsèque des produits. Staline voyait dans l’Amérique, sous la figure du cow-boy, l’Autre du pionnier socialiste, tandis que Brejnev contemplait dans des fétiches, le modèle original d’un pastiche. Le Brejniévisme s’avèra le creuset où l’idéologie et l’imaginaire d’une grande partie de l’intelligentsia changeaient de contenu et de cadre – la nouvelle civilisation technologique, version soviétique de la société du savoir. L’intelligentsia s’opposait donc, de plus en plus, à une structure sociale d’accumulation qui impliquait l’intérêt de la classe ouvrière pour l’obsolescence de la technologie. Sur quelle base sociale pouvait s’appuyer Mikhaïl Gorbatchev ?

A.S. : Vous voulez dire que Gorbatchev était complètement isolé dans la société ? Comment expliquez-vous le succès de Boris Eltsine ?

J.M. : Non, pas exactement. Il aurait même mieux fallu qu’il le fût, pour planter un coup de couteau sur la porte de l’Église bureaucratique et, cela, dès le début. Tant qu’à sauter, mais ce n’était pas son genre ! Et puis je le vois plutôt comme un eunuque au sérail. D’un côté les différentes « dévolutions », ou autonomies, n’étaient pas expressivement ni organisationnellement articulées, d’un autre côté les transformations du contenu de la société avaient été captées par le champ magnétique de la nouvelle forme du capitalisme mondialisé. Gorbatchev ne jouissait pas des moyens nécessaires pour effectuer une révolution passive, ni pour piloter un transformisme. Que proposait Gorbatchev ? Un retour à la NEP et à la « démocratie socialiste », une espèce de compromis entre le capitalisme et le socialisme dans la perspective d’un « nouvel humanisme international » qui puisse prendre en charge « la survie de l’humanité ». Notez d’abord que la NEP, censée libérer les initiatives individuelles, avait pour corollaire le durcissement de ladite démocratie socialiste, de telle façon que le « petit capitalisme » de la société ne pût se traduire politiquement dans le Parti et dans l’État. De plus au moment où Gorbatchev accède au pouvoir, l’Union soviétique se trouve liée négativement, si je puis dire, à l’économie mondiale : la baisse des prix des matières premières et le paiement du service de la dette. Mais le plus important concerne les changements advenus dans la structure de l’ordre mondial. L’expérience socialiste en Russie-URSS, du temps de Lénine comme du temps de Staline, fut une réponse à la crise profonde de l’ordre mondial, à la désintégration du capitalisme libéral et de son système interétatique. Cette réponse puisait ses ressources matérielles et son cadre idéologique-symbolique-imaginaire dans la société industrielle du 19e siècle. Le socialisme se présentait et se représentait comme un projet de société, une alternative à l’intérieur du champ d’attraction – Polititcheskoe voobrajaemoe, de la modernité des Lumières. La Perestroïka a puisé encore dans le réservoir de sens et de références de cette modernité. Mais quelle résonnance pouvait-elle avoir en Europe, pour ne pas parler des Etats-Unis, où les idées des Lumières avaient été depuis longtemps jetées dans la boîte de Pandore du totalitarisme ? Les succès du front anti-totalitaire ne signifiaient-ils pas, qu’en occident, le réservoir du réformisme était complètement à sec ? Gorbatchev, du jour au lendemain, s’était métamorphosé en « Gorby », sa femme Raïssa en Princesse Diana au pays des Soviets, Wim Wenders avait hâte de l’enrôler dans son prochain film, les intentions de « Gorby » se déduisaient de la coupe de ses costumes et des tenues de soirée de Raïssa, certains jugèrent « démocratiques » lesdites intentions puisque Gorby n’était pas capable de rouler les « R » de sa langue maternelle, signe du refoulement d’une disposition démocratique dans son enfance… Pour la petite bourgeoisie occidentale, acquise aux menuets de l’art orchestrés à la Jack Lang, l’apparition miraculeuse de ce Gorby creusait une niche, un dreamworld, dans les interstices d’une social-démocratie hypercapitaliste et, as snug as a bug in a rug, jouissait sans remord de son confort – Gorby n’était-il pas la preuve vivant qu’il était encore possible d’avoir le socialisme dans l’unique horizon du capitalisme ?

A.S. : Insinuez-vous que le vrai champion de l’occident était Eltsine ? Quel rôle les Etats-Unis ont joué dans la reconstruction en Russie ?

J.M. : Je vais essayer d’identifier plusieurs « strates d’explication », qui s’empilent les unes sur les autres – autrement dit tenter une reconstruction, Pererabotka-Perestroïka, de la déconstruction, pour éviter, précisément, l’écueil du schémato-modélisme. Le centre pulsionnel du capitalisme, Lockean Heartland, a capté dans son orbite les sociétés modernes qui se sont développées dans la dialectique État-société civile. Le phénomène indique une nouvelle constellation : internationalisation de l’État, transformation du droit et activisme juridique, formation d’un bloc idéologique transatlantique, essor des firmes multinationales, notamment les corporations américaines, formation d’un bloc stratégique entre civils et militaires, transformation de la doctrine militaire étasunienne, innovations technologiques (communications, surveillance aérosatellitaire…), la formation d’une classe hypercapitaliste transnationale, le marquage promotionnel de la religion chrétienne mutée en « civilisation judéo-chrétienne », le triomphe de « la pensée anti-totalitaire », couplée à l’idéologie humanitaire, la transformation de l’individualisme possessif en éthique-esthétique de l’accumulation capitaliste.

Cette constellation qui définit le nouveau constitutionnalisme cosmopolite du capitalisme, envoie une série de « messages » à l’intelligentsia soviétique et à certains secteurs de la nomenklatura : « nous » avons les moyens de vous coopter, de vous réserver une niche dans les réseaux proto-mafieux du casino-crony capitalism, « nous » avons la capacité financière, idéologico-médiatique de vous permettre une « révolution de velours », c’est-à-dire de moderniser la superstructure sans impliquer les masses populaires, « nous » pouvons faire fructifier votre capital culturel et vous donner la possibilité de capitaliser votre savoir techno-bureaucratique, « nous » sommes en mesure de couvrir médiatiquement les éventuelles bâvures si jamais il vous faudra museler quelque opposition politique voire tirer sur des manifestants. Les élites hypercapitalistes lockéennes et lockéanisées étaient bien déterminées, dès le début, à ne laisser à Gorbatchev qu’un rôle de médiateur destiné à s’effacer rapidement. Médiation entre l’illusion de la transcroissance politique de la démocratie soviétique en « démocratie de type nouveau » et les objectifs de l’occident, la pulvérisation de la spätmodernität soviétique, l’effondrement de l’URSS. Aussi l’occident a-t-il jeté son dévolu sur Boris Eltsine – ce représentant typique de la façon d’être et de penser des bosses régionaux du Parti (en l’occurrence la satrapie sibérienne), à la mentalité de caïd, pour remplir la fonction d’opérateur patenté de la déconstruction.

Les élites techno-scientifiques et les secteurs proto-internationalisés du Parti et de l’État avaient eu tout le temps de « méditer » sur la signification épochale du néolibéralisme comme sur l’évolution des Etats-Unis. Ce ne fut pas le satori immédiat mais bien l’assimilation progressive des paramètres et autres paradigmes du « nouvel ordre international » sous les auspices de la lutte entre le Bien et le Mal et sous les fourches caudines de la juridicisation de la politique internationale. Les uns et les autres avaient fini par déchiffrer, au moins depuis la Conférence d’Helsinki, les arcanes du soutien prodigué à Sakharov et Soljenitsyne par la Trilatérale et le Front anti-totalitaire, de même que les plus rusés en Realpolitik commençaient à comprendre quel était le lien entre l’élection de Jimmy Carter et sa non réélection – pris en charge par Brzezinski et la Trilatérale, briefé par la Brookings Institution, élu dans une stance et une stimmung religieuses et non réélu, battu par Reagan, blâmé pour déficit de fermeté, irrésolution dans l’utilisation de la force. Les uns et les autres finirent par saisir, rétrospectivement, la véritable nature de la Guerre froide et, prospectivement, par deviner ce que la Deuxième Guerre froide, pilotée par la Team B, le Committee on Present Danger et l’American Interprise Institute, annonçait pour les récalcitrants, c’est-à-dire les « Totalitaires ». La nouvelle classe intellectuelle en formation a donc compris qu’elle devait, en acquérant le label managérial, revendiquer l’estampille « anti-totalitaire », si elle voulait s’insinuer dans l’élan de la classe transnationale hypercapitaliste ; que la moisson des empouilles de l’économie soviétique par les firmes transnationales lui permettrait d’en piller les dépouilles. Elle avait finalement compris que la Guerre froide n’épuisait pas son essence dans une démarcation géopolitique propre à la rhétorique du « containment », mais qu’elle avait pour télos la constitution d’une spatialité globale guerrière, un archipel du « containment » ontologique. La promotion de l’Archipel du Goulag de Soljénitsyne se doublait de la formation extensive d’un archipel de bases militaires et de centrales de « conseillers » en maintien de l’ordre démocratique. Que faut-il entendre par « containment ontologique » ?

La vitesse et l’espace écrasent le temps. La mobilité du capital, la célérité de l’innovation technologique, l’amplitude de la « destruction créatrice », la pratique des délocalisations en chaîne, invalident totalement la notion de « retard économique » ou de « backwardness ». Songez que le paysage imaginaire ou l’icône mentale (voobrajevaemoe) ou la formation intellectuelle (obrazovanie), avait fixé, encadré le temps comme condition de vie ou de mort pour l’URSS. Il fallait industrialiser pour rattraper en dix ans, cinquante à cent ans de modernisation capitaliste et ainsi empêcher l’occident de dicter le temps. La nouvelle constellation idéologique du capitalisme associe la « backwardness » et le sous-développement à l’échec, au « Total Failure ». L’échec est un signe patent de barbarie, d’incurable arriération anthropologique, d’anomalie civilisationnelle ou d’agenésie mentale-culturelle, il est dangereux pour la « communauté internationale », pour cette partie véritablement humaine de l’humanité qui se projette dans la « société civile globale », il est porteur de désordre, annonciateur de chaos. Le diagnostic, tel l’éclair, fulmine – you need intervention, your way of life is meaningless dangerous, therefore illigitimate… La démocratie a été vidée de tout rapport, même lointain, à la politique, elle assigne une place sur l’échelle de la civilisation. Si la modernité est totalitaire – et comment conceptualiser la modernité sans sa détermination négative, l’opposition au capitalisme ? – l’arriération est anti-civilisationnelle. Les nouvelles élites soviétiques ont capté le message, elles doivent s’extraire de la temporalité – et comment conceptualiser la politique sans dimension temporelle, sans projet ni représentation d’un écart entre l’avant, le maintenant et l’après ? – elles ont donc réalisé que le mot « démocratie » s’opposait ontologiquement à modernité, Révolution, arriération – à l’URSS.

A.S. : Mais qu’est-ce qui liait le bureaucrate Eltsine à cette élite technologique ?

J.M. : Mais sur quelle base sociale – et c’était le problème de Gorbatchev, pouvait-elle s’appuyer pour prendre le pouvoir ? Aucune classe sociale en Russie n’a pu constituer une hégémonie en dehors de l’État, sans s’identifier à l’État. Cette nouvelle classe devait donc s’associer à la bureaucratie qui ne manqua d’ailleurs pas de s’auto-proclamer ex-soviétique. Les élites hypercapitalistes de l’occident servirent de « Médiateur » entre l’intelligentsia et la bureaucratie. Tout le monde y trouva son compte : le nouvel État auto-transformé allait pouvoir assumer le service de la dette, faciliter la pénétration dans l’espace ex-soviétique des corporations américaines, la bureaucratie pouvait transformer ses privilèges en « assets », en propriété privée, les élites pouvaient coller au train de la comète transnationale et s’accorder un statut d’« overclass », les classes populaires allaient pouvoir s’endormir sur l’oreiller de la « Révolution de velours » et l’OTAN s’étendre plus à l’Est et en Asie centrale. Je maintiens que ce bloc « Enlightened » a bien saisi la mutation du capitalisme ainsi que les transformations épistémiques-stratégiques du complexe interétatique lockéen-transatlantique.

A.S. : Qu’entendez-vous par « épistémique-stratégique » ?

J.M. : D’abord ce bloc élitaire-bureaucratique s’est souvenu qu’en russe - « être dépassé », pouvait se dire de deux façons à partir de la même racine « star » : Staromodnyi et Oustarelyi, soit « démodé », « en retard » et « obsolète », « rétrograde » (oustarelyi est proche de oustalyi, « fatigué », « épuisé »). En d’autres termes et c’est le cas de le dire – socialism is antiquated, il socialismo è antiquato. Le socialisme soviétique n’est pas un Spätsozialismus, comme on parlait d’un Spätkapitalismus au début des années 1970. La nouvelle intelligentsia doit prononcer l’« Antiquiertheit » de l’URSS, qui doit rejoindre la modernité et la révolution dans les poubelles de l’histoire. On retiendra donc que Antiquiertheit et Oustarelyi, de façon dirimante, annulent la temporalité du Temps. La démocratie spatiale-globale pulvérise tout Autre qu’elle-même.

A.S. : C’est en ce sens qu’il faut entendre « containment ontologique » ?

J.M. : Exactement. Nous pourrions parler d’une stratégie militaro-épistémique du « containment ontologique » qui forme une constellation organisationnelle-idéologique. Capitalism comes first et ensuite il crée la démocratie ; la liberté est d’essence économique (liberté de circulation du capital et des marchandises avec, en prime, la liberté de circulation des élites transnationales) ; le capitalisme n’est pas un système politique ; la propriété est un droit politique, elle irrigue la sphère politique ; l’État protège la propriété, mais pour qu’elle soit protégée efficacement il est nécessaire que le capitalisme s’exhausse à l’idée politique de la liberté et de la propriété – d’où Free markets, Free trade ; la corporation est un « individu légal » ; la propriété (privée ou en réseaux) est ce qui constitue la liberté dans le politique ; les révolutions, si elles changent l’ordre économique, s’attaquent à la liberté ; l’intervention politique a pour but de « protéger » des États en tant qu’États ; l’économie ne définit pas un champ de forces et de pouvoir politiques… À partir de cette base ou de ce « package », l’idéologie dite néolibérale va opérer une série de glissements, de translations de sens et d’appropriations-déformations terminologiques. Le « monde libre » devient la « communauté internationale » et l’ordre mondial interétatique - « Global Governance » ; le droit des gens se transpose en « justice internationale », tandis que les relations internationales sont juridicisées et judiciarisées ; la loi ne définit plus un ordre légal mais exprime l’éthicité d’une société. La société civile n’acquiert plus sa raison d’être par et dans son opposition à l’État, elle s’identifie à la somme de ses ONG, plus celles-ci se multiplient, plus la première augmente en densité et croît en amplitude ; la société est la mise en système de l’énumération apodictique ou arbitraire de ses « problèmes » et n’existe plus qu’en référence au « métier de sociologue » ; l’individu est auto-poiétique, « self-sufficient », la conscience ne tient plus que dans la pragmatique de la réflexivité et, last but not least, toute pratique qui ne s’exciperait pas de ses intentions identitaires, humanitaires et éthiques, émargerait automatiquement aux comptes du totalitarisme.

Est-ce que cela nous autorise à utiliser le prédicat « ontologique » ? L’éthique dite humanitaire se présente comme plan moral supérieur, poursuite réflexive-enlightened du bien et du bon, elle s’impose comme Autre de la politique. Qu’est-ce qui se grime derrière la séparation de l’éthique et de la politique ? Soit une pure tautologie rawlsienne – l’éthique est l’éthique de la marchandise qui est objet de propriété, soit une éthique dépolitisée. Sur quel critère se pratique l’éthique dans ce dernier cas ? Quel est son télos ? Si elle est dépolitisée, l’éthique ne se rapporte ni au Kairos, ni à la contingence, c’est-à-dire à la pratique d’un sujet, elle se déduit d’un ordre, posé, connu, en tant qu’elle est déjà inscrite dans un plan et supposée par celui-ci, en tant qu’elle s’identifie à un acte in-built dans un système de références. Bref l’éthique dépolitisée se déduit de la structure de l’univers dont l’éthicité s’exprime en composantes, en catégories, en qualités. Dès lors un acte éthique relève d’une esthétique générale et d’une esthétisation de la politique, c’est-à-dire d’une classification opérationnelle de l’univers selon des critères immanents de qualité, un savoir cartographique des propriétés – ce qui est supérieur, ou inférieur, exceptionnel ou médiocre, humain ou inhumain, bien ou mal, démocratique ou totalitaire. La politique esthétisée définit un régime de contrôle et de la possession, d’inclusion et d’exclusion, d’identités et de différences. Dans un tel régime la démarcation est existentielle, elle n’a rien à voir avec la désignation polémique d’un ennemi relationnel, dans une lutte pour l’universel, un antagonisme qui est l’élément commun des adversaires ainsi légitimés l’un par rapport à l’autre. L’éthique esthétisée fait disparaître la contingence, ce qui n’est pas donné dans l’Être – la praxis du principe d’égalité, la rupture d’une causalité, d’une cassure dans l’ordre sériel des équivalences, l’action comme excès, le pouvoir agir de chacun qui n’est jamais contenu dans l’existant, la politique de l’universel et non l’intervention de l’universel à partir de l’universel posé et présupposé, à partir du code génétique que l’on possède, d’un système des propriétés enregistrées (« registered marks ») naturalisées que l’on contrôle. Dans un tel système ou régime de classification, les différences s’équivalent dans l’absence d’antagonisme. Alors, qu’obtient-on ? D’abord une Hyphen-Ethics ou une éthique connexionniste - « éthique de la médecine », « éthique de l’environnement », « éthique de la technologie » etc., qui implique une totale hétéronomie des individus qui dépendent d’une multitude d’experts-en-éthique manipulant la console des bonnes conduites et des mauvaises et dictant la marche à suivre dans les embouteillages des différences. L’humanité occidentale ne reconnaît plus que des dilemmes opératoires et de comportement ! On peut appeler cela la réglementation prohibitive de la dérégulation du monde en commun, c’est-à-dire l’imposition policière d’une culture de l’affirmation différencielle ou de la différence affirmative. Plus haut dans la hiérarchie du contrôle de l’ordre naturalisé-positivé, se situent les organisations de cotation ou de rating, plus haut encore, les multiples tribunaux militaires et autres tribunaux en charge de la « correctness » pénale-internationale. Il s’ensuit logiquement que l’éthique connexionniste appelle une éthique de l’intervention soutenue par une économie libidinale conséquente. Pourquoi ? Parce que l’homo occidentalis sub specie globalitatis a le sentiment d’être dans le bon camp, qu’il se trouve du bon côté, celui de l’Être et que les autres grouillent dans la nasse aux limaces du non-être. Ce sentiment est fondé par/sur la jouissance de victime. Dans l’ordre différenciel esthétique, l’éthique intervient sur la structure du réel tout entier, sur la structure de l’univers ou globalité du réel. Qu’est-ce qui fait l’humanité dans l’ordre posé et présupposé ? Comme le dit Richard Rorty, du haut du Tribunal de la démocratie – Man is something that can be hurt ; être une victime actuelle ou virtuelle définit la commune appartenance à l’ordre esthétiquement fixé qui ne peut être contesté – ou du moins qui ne peut être critiqué qu’à l’intérieur du régime canonique-juridique-épistémique de la démocratie définitive, achevée. L’ordre établit un régime intradifférenciel de l’intérieur au sein duquel s’activent des variables. Si la démocratie incorporée au capitalisme définit la seule forme et le seul contenu, ces variables ne sauraient traduire autre chose que la manipulation d’un tort, d’un harcèlement, d’un préjudice qu’il s’agit de corriger par l’intervention éthique sur la victime et, en dernière analyse, sur le fond victimaire du réel tout entier. Le sujet éthique est la victime par excellence qui réclame compensation et indemnisation dont dépend sa reconnaissance en tant qu’élément figurant au registre et dans l’ordre esthético-éthique. La démocratie n’est rien d’autre que l’équivalence des différences dans la manière d’être victime. La victimisation intérieure du régime intradifférentiel participe de la création-accréditation d’un ordre extérieur. Celui-ci est reconnu, légitimé, accepté ou toléré en autant qu’il s’inscrit dans une économie générale de la jouissance de victime. L’Autre extérieur est une victime que le sujet éthique déjà victimisé spéculairement/réflexivement reconnaît – c’est le mécanisme de l’intervention humanitaire qui confère au sujet éthique sa toute puissance victimaire dont il tire la légitimité de sa jouissance. L’Homo occidentalis s’arroge un pouvoir de vie ou de mort sur les plus-que-victimes du tiers monde, c’est lui qui décide de la situation humanitaire et, obséquieusement, accorde les « droits ». De ce côté là aussi le remboursement de la dette sera sans fin. Si l’Autre extérieur ne correspond pas au profil de victime, s’il n’en produit-reproduit pas le comportement actuel ou virtuel, s’il s’oppose à l’hétéronomie, s’il refuse d’entrer dans l’équivalence, s’il affirme sa vraie Différence, s’il ne renvoie pas l’image de la Figure paradigmatique du sujet faible, émotionnel, insécure, virtuellement victimisé parce qu’ontologiquement victime – alors cet Autre est un terroriste, plus exactement un type social terroriste, une manifestation de la Figure du terrorisme, du Mal absolu, qui doit être nié dans sa totalité : als ein zu negierendes Fremdes in seinem lebendigen Totalität. S’oppposer à la démocratie libérale capitaliste, c’est s’opposer à l’éthique, à l’ordre du réel, c’est se situer en dehors de l’humanité. L’Autre n’est pas un ennemi puisque l’Homo ethicus occidentalis est apparu sur les ruines de l’Homo politicus, puisqu’il ne reconnaît plus aucun antagonisme qui constituerait le lien politique entre ennemis, cet Autre extérieur donc est celui qui est un obstacle à la jouissance. Aussi l’Exthros a-t-il remplacé Polemos. Aussi l’Inimicus s’est-il substitué à l’hostis (notez que l’hostis ne désigne pas un destin existentiel, il peut apparaître aussi, l’hostilité dissipée, comme hôte, celui qui reçoit ou celui qu’on accueille). L’exthros-inimicus, en tant qu’extérieur du/au système, n’entre dans aucune classification esthétique, il fait l’objet d’une suridentification à un mode de vie radicalement étranger qui ne saurait appartenir à aucun ordre, puisqu’il en n’existe qu’un seul – démocratique-éthique-victimaire. Ce n’est pas pour rien que la figure du terroriste s’en prend au way of life, à la substance de la jouissance et ce n’est pas pour rien non plus que le sous-titre du livre de Samuel Huntington – The Clash of Civilization, se lit ainsi : The Remaking of the World Order. La suridentification de l’exthros entraîne une suridentification de l’Homo ethicus à son mode de vie, à sa substance. Dans l’ordre différenciel des équivalences, de la victime ontologique, dans l’ordre éthique qui coïncide totalement avec l’Etre, a disparu toute Differenz, tout antagonisme, tout excès, toute négativité – qui donne consistance et identité à un ordre social. L’antagonisme excessif se transmute en « clash » des civilisations. Il se passe alors que dans l’ordre intérieur toutes les différences victimisées-victimisables font bloc, s’agglutinent à la substance, pour bétonner le Dasein national-patriotique. Les guerres contre l’exthros sont déclarées « de gauche » quand l’Autre qui s’oppose à l’ordre démocratique-libéral, ou New World Order, fait figure d’antagonisme en l’absence de lutte de classe. Parce que le terroriste dérange le menuet de la saucisse et du haricot, parce qu’il perturbe la valse-musette des différences et des identités flottantes, virtuelles, qui sont les reflets de la lutte du capital avec lui-même, les ombres chinoises de sa fractalisation.

A.S. : Passons maintenant à la géopolitique actuelle…

J.M. : Nous n’avons pas besoin de passer à la géopolitique puisque nous y sommes en plein dedans. La différence entre la géopolitique et l’ontologie a été abolie depuis la disparition du Mur de Berlin.

A.S. : Disons la politique américaine.

J.M. : On pourrait la qualifier de « jeux sans frontières », c’est-à-dire « without borders » et d’obsession du mapping. C’est la logique de la Frontier et sa dynamique de repousser les Borders, de tracer continuellement des Lines. La Frontier doit sans cesse avancer. C’est la contradiction fondamentale de la « globalisation » dont le centre pulsionnel est l’Amérique. Quand la Frontier coïncidera – mais peut-elle s’arrêter ? – avec la totalité de l’existant, quid de l’identité de l’Amérique ? Comment restera-t-elle « la seule nation indispensable au monde », comme le proclamait Bill Clinton ? La Frontier – aller toujours plus en avant, c’est la frontiérisation. Dans ce Spostare sempre più in là qui défait les deals antérieurs. Au milieu de la sauvagerie à conquérir les pionniers disposent les chariots en cercle, forment une protection utérine. Idem dans la globalisation, l’Amérique reconstitue en permanence le corral, l’ensenada, le cercle des chariots. À l’intérieur de ce cercle, on prie, sweating for God – les sauvages peuvent attaquer à tout moment… Comment l’Amérique survivra-t-elle à la globalisation, à l’acheminement vers une humanité indifférenciée ? Cette contradiction s’exprime sauvagement dans la pratique juridique des Etats-Unis qui n’admettent pas que cette pratique ait pour eux-mêmes des conséquences judiciaires.

A.S. : À quoi faîtes-vous référence précisément ?

J.M. : Au Tribunal Pénal International sur la Yougoslavie (TPIY), en l’occurrence. Ce qui ramène sur le tapis et par la bande, la question du totalitarisme. Les Tribunaux de Nuremberg et Tokyo avaient arrêté trois types de crime : les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Et bien le TPIY n’a pas cru bon de retenir les crimes contre la paix. Ce qui est un excellent point de départ pour la guerre contre l’Irak. Pour ce qui concerne les crimes de guerre – le Traité de Rome permet à des individus d’ester en justice des États – Mesdames Arbour et Del Ponte ont jugé que les dix-huit victimes des bombardements de la radio serbe ne constituaient pas une preuve suffisante. De toute façon, si la tendance se maintient, comme dirait l’autre, seules les ONG saisiront les Tribunaux Internationaux – les ONG, c’est-à-dire le réseau opérationnel occidental, qui ont passé un casting requis par le théâtre d’opérations des États.

A.S. : Quels liens établissez-vous entre la globalisation et la guerre d’occupation en Irak ? Comment expliquer la politique actuelle des Etats-Unis ?

J.M. : C’est tout une commande ! Je dirais, pour simplifier, que cette politique s’explique par la détermination des « hard nuts » de la structure de l’ordre mondial, des décisions stratégiques et des contradictions contingentes de l’hypercapitalisme qui s’exerce sur le compost originaire américain. En d’autres termes : comment cette détermination in-forme, active le noyau théologico-religieux et les mythes fondateurs des Etats-Unis et comment cette détermination se trouve déterminée par sa propre repercussio ? Demandons-nous, par ailleurs, si la « fin de l’histoire » enguirlandée des multiples petits discours sur la « fin » de quelque chose, si la dissolution conjointe de la modernité politique et de l’ego transcendantal, si le discours éthico-victimaire et si l’idéologie technologique des « vainqueurs cognitifs » du virtuel et de l’immatériel – ne convergent pas en une dystopie aporétique générale qui nous oblige à poser, à nouveaux frais, la question religieuse, c’est-à-dire de la société.

A.S. : Vous pensez que c’est à partir du retour de la religion qu’il faut expliquer la politique américaine ?

J.M. : Je suis à mille lieues de penser une chose pareille. Nous allons nous épargner mutuellement cette pantalonnade du retour. Il se peut que je me sois mal exprimé… D’abord je ne vois pas comment ce qui a toujours existé, existe toujours, pourrait bien retourner. La réponse à vos questions requiert de passer par une parallaxe ou changement de perspective entre plusieurs éléments liés entre eux. Qu’est-ce qui constitue la « vérité » des Etats-Unis – la Constitution, la religion ou la Frontière ? Est-ce la corporation, l’American Dream ou l’empire ? Est-ce la globalisation ou le nationalisme patriotique ? On ne comprend pas la guerre contre l’Irak, dit Slavoj Zizek, en argumentant que le pétrole est la « vérité » de l’hégémonie américaine qui elle-même serait la « vérité » de la stance religieuse de Georges W. Bush. De plus vos questions se rapportent exclusivement aux USA, le Canada et l’Europe s’opposent-ils vraiment aux Etats-Unis ? Ce que l’on peut discerner de dangereux, voire catastrophique, dans la politique américaine, ne se trouverait pas aussi alilleurs ? Si l’Europe et le Canada étaient des miroirs déformés des Etats-Unis, nous pourrions nous payer le luxe des bonnes intentions. Mais si, à l’inverse, les Etats-Unis étaient le miroir déformé de nous-mêmes ? Aussi Slavoj Zizek pense-t-il - « those who do not want to engage critically with Europe itself should also keep silent about the USA ». Trivialement parlant je dirais ceci – la politique américaine ne s’explique pas par la religion même si elle passe, dans la constellation « postpolitique » comtemporaine, nécessairement par la religion. Les Etats-Unis ont l’avantage de pouvoir revenir sur leurs origines (back to basics) – bien entendu lesdites origines entrent dans une parallaxe avec certains éléments de la constellation actuelle. Imagine-t-on Jacques Chirac invoquer Robespierre, Danton, Saint-Just ou Marat ? A-t-il même invoqué le général De Gaulle, père fondateur de la Ve République, et penseur-stratège de l’opposition de la France à l’Amérique, sur la question de l’Irak ? L’Europe, insiste Zizek, doit, pour se défendre, se réinventer – ne serait-ce que pour constituer les Etats-Unis d’Europe, elle doit inventer ce qu’elle veut défendre et, a fortiori, ce pourquoi elle s’oppose à l’Amérique (comme à ce champion du capitalisme globalisé qu’est devenue la Chine). Maintenant demandons-nous – pourquoi les Etats-Unis jouent-ils la carte back to basics, pourquoi cette intensité de la religion aujourd’hui ? Quelle différence y a-t-il entre le piétisme d’un Woodrow Wilson, d’un Jimmy Carter ou d’un Georges W. Bush ?

Il me semble que la nouveauté réside dans le mode d’appropriation de la religion, dans le type d’articulation avec d’autres éléments – idéologiques, politiques, économiques, militaires, formant le réseau des rapports de pouvoir dans la conjoncture actuelle. Observons que la montée au front de la religion correspond à des moments critiques dans l’histoire des Etats-Unis, des moments significatifs de la place qu’ils occupent dans la structure de l’ordre mondial. Le premier Congrès Continental décide, en 1777, d’importer 20 000 bibles (c’était un 11 septembre !) pour inspirer le combat des Patriotes, et institue le jour de l’Action de Grâces comme jour de prière générale afin que soit confiée à Dieu l’indépendance des Etats-Unis. La conquête de l’Ouest, de 1840 à 1890, sera interprétée, légitimée, par le recours à une construction imaginaire efficace qui associe l’idéologème de la Frontière à la Providence – Manifest Destiny. L’imaginaire spatial et la religion se soutiennent l’un l’autre, les sommets de l’expansionnisme américain, fait remarquer Pierre Lagayette, coïncident avec des présidents méthodistes – James Polk, William McKinley, Georges W. Bush. McKinley, soit dit en passant, est la référence majeure du stratège de Georges W. Bush, Karl « Turd flower » Rove. C’est au milieu des années 1950, donc au cœur de la Guerre froide, en plein McCarthysme, que le salut au drapeau américain incorpore la formule « Under God ». « In God we Trust » s’ajoute à « novus ordo seclorum » sur le dollar en 1955 et à la devise nationale en 1956. Notons que Dale Carnegie fait paraître L’Évangile de la Richesse en 1900, c’est-à-dire en pleine phase de restructuration et d’expansion de l’industrie américaine. On peut déduire que chaque phase de l’histoire américaine appelle une sacralisation. Imaginez maintenant ce que pourrait impliquer une sacralisation de la globalisation et de la « lutte anti-terroriste » ! Le processus est déjà bien enclenché. Selon Georges W. Bush : « Freedom is not America’s gift to other nations, it is God’s gift to humanity ». Cela signifie tout simplement que l’Amérique est l’iinstrument désigné par Dieu. Mais pour accomplir quels desseins ? Bâtir l’empire mondial, l’empire de Dieu sur la terre ? Absolument pas ! Pour construire et protéger la Forteresse Amérique et transformer de fond en comble la société américaine, réaliser le passage formel de la Great Society au Superstate, the one and only superstate, du moins en occident, face à la Chine. Pour cela il faut changer la structure de classe de la société : engendrer une masse de working poors exonérés d’impôts, transférer la totalité des impôts sur les salaires compris entre $ 37 000 et $ 150 000, augmenter considérablement les taxes à la consommation, museler par l’état d’exception permanent (« to make it part of the way of life » dit Dick Cheney) et les médias toute opposition politique, ce qui a pour effet de renforcer la domination d’une overclass manie la double terreur, celle du savoir-expert et du statut, bref une société intimidée, arrimée aux exploits de l’armée américaine.

A.S. : Selon vous l’Amérique n’est pas un empire ?

J.M. : La réponse est inscrite sur la plaque minéralogique de plusieurs millions d’automobiles – The Empire State. Croyez-vous que les dirigeants américains soient dupes de l’idéologie néolibérale, qu’ils ignorent ce qu’est une « self-evident truth » - la prospérité capitaliste, l’American Dream ne sont pas universalisables ? Le capitalisme ne peut pas s’universaliser en universalisant la prospérité américaine, la Pursuit of Happiness, c’est une évidence. Demandons-nous : qu’est-ce qui tient pour « empire », qu’en est-il de l’« État » ? Pourquoi la puissance s’identifierait à un empire ? En quoi le prédicat « impérial » attesterait l’existence d’un empire ? Là encore le prédicat s’autonomise et il n’est pas contradictoire de parler d’une impérialité de l’État américain. La « guerre contre le terrorisme » signifie plusieurs choses, en tout premier lieu elle vise la disparition des États. Les Etats-Unis veulent s’adjuger la souveraineté politique, tout État constitue une menace critique pour l’État américain. C’est la raison pour laquelle les élites du State department, du Foreign Board, du Pentagone et des différents Institutes of Strategic Studies universitaires, lient étroitement le phénomène terroriste à des États. La doctrine militaire de la guerre préventive et « préemptive » s’inscrit dans la guerre totale, elle n’a de sens qu’à l’intérieur du complexe militaro-industriel-universitaire. L’État américain ne vise pas seulement la suprématie militaire, mais la suprématie économique et idéologico-culturelle sans laquelle il ne pourrait pas maintenir ladite suprématie militaire. C’est la raison pour laquelle cette doctrine s’élucide dans la concaténation de « Rival », « Challenger », « Competitor » et « Enemy ». Les élites de la puissance sont les élites de l’État américain. Il ne s’agit pas pour les USA d’instaurer une légalité mondiale mais, en conjoignant Blitzkrieg et production Just in time, d’imposer une destruction de la temporalité afin de créer Shock and Awe, un effet de chaos et de stupeur, une contagion réciproque dit Alain Joxe, entre sauvagerie entrepreneuriale et sauvagerie militaire, qui, en détruisant les États, comme l’État Baath, liquident le droit international.

A.S. : Aussi les Etats-Unis ne constituent pas un nouvel empire global ?

J.M. : Les Etats-Unis ne sont pas un empire global. Pourquoi s’efforcent-ils alors d’élargir et renforcer l’Alliance atlantique, rebâptisée « euro-atlantique » ? On peut parler métaphoriquement d’un « empire du chaos » mais d’aucune façon de « société civile globale » ou de « légalité impériale » ou encore de « démocratie libérale universelle ». Il serait étrange que les Etats-Unis utilisent la méthode du chaos pour constituer, instituer, un empire. L’hypercapitalisme est-il compatible avec la forme de l’empire ? L’« empire du capital », pour reprendre une expression d’Ellen Meiksins-wood, par sa capacité de destruction des espaces civilisationnels concrets, sollicite plus que jamais l’intervention des États. Du reste comment les USA pourraient-ils édifier un empire global quand, comme le souligne Gabriel Kolko, « the United States has rarely, if ever, seen politics as the primary objective of making war ? » Les succès en politique étrangère se mesurent en termes militaires. Pour l’Amérique gagner des guerres et manifester sa puissance, ont toujours constitué des buts en soi comme si la logique de la guerre couplée à celle de la technologie était transcendantalement supérieure au principe de réalité. Peut-on raisonnablement émettre l’hypothèse d’une paix impériale quand près d’un milliard quatre-cent millions de personnes vivent avec moins de $ 1,79 par jour ?

A.S. : Mais n’est-ce pas contradictoire avec ce que vous venez d’affirmer précédemment ?

J.M. : Si c’est contradictoire que voulez-vous que j’y fasse ? Le principe de contradiction n’a jamais empêché l’existence de phénomènes contradictoires. D’un côté l’empire du capital qui exerce la terreur sociale aux quatre coins de la planète a besoin de l’État pour organiser cette terreur ou, ce qui revient au même, pour organiser la condensation des formes historiques de l’accumulation du capital. Georges Sorel dans Réflexions sur la violence commente un passage de Karl Marx sur les différentes méthodes de l’accumulation primitive - « jusqu’à ce que l’Angleterre les combine toutes dans un ensemble systématique », c’est-à-dire le régime colonial, le crédit public, la taxation, le protectionnisme, l’exploitation industrielle, et Sorel de souligner « toutes ces méthodes exploitent le pouvoir de l’État, la force concentrée et organisée de la société ». Aussi paradoxal que cela puisse paraître, mais c’est un faux paradoxe, la souveraineté des corporations transnationales suppose et implique l’instrumentalisation forcenée des États – ne serait-ce parce que la propriété élargie, la « propriété intellectuelle » des organisations privées s’est adjugée la capacité, la légitimité d’exercer un droit de chantage inouï sur la vie des individus. La combinaison des formes d’accumulation aujourd’hui inclut l’« accumulation biopolitique », la déterritorialisation totalitaire, elle propage la terreur qui requiert un « containment » transcalaire, l’archipel militaro-policier et terroriste du « contre-terrorisme ». Parce que l’accumulation mondiale du capital nécessite l’intervention des États, la compétition économique, la guerre concurrentielle, pure compétitivité, permute en guerre contre les États et/ou contre l’étaticité et la viabilité des États. Leur destruction, vassalisation, satellisation ou leur neutralisation – par la liquidation du droit international, d’un ordre mondial légal, par les interventions militaires. La guerre du Kosovo combine destruction – la Yougoslavie, et neutralisation – l’Union européenne, La stratégie américaine en Asie centrale vise à neutraliser la Russie…

A.S. : D’aucuns parlent d’un fascisme en gestation aux Etats-Unis et d’ailleurs, quant à vous, vous avancez l’hypothèse d’un « totalitarisme systémique », établissez-vous un lien entre ces deux phénomènes ?

J.M. : Le totalitarisme systémique – nous conclurons certainement là-dessus, n’est pas un phénomène, il peut devenir une anti-condition humaine, la nouvelle constellation du posthumain, si vous préférez. La question du fascisme m’oblige à revenir sur la religion en tant que telle et sur le phénomène religieux qui s’observe partout dans le monde mais qui, évidemment, revêt une signification majeure – ominously/portentously, aux Etats-Unis.

Commençons par écarter tous les faits, comme disait Jean-Jacques. Une vie sans rites ni croyances ni transcendance religieuses serait platte-au-boutte, d’un ennui mortel, digne de la désolation du dernier homme fukuyamien. Imaginez un peu à quoi ressemblerait une Ideal-Speech Situation à la Habermas ! Un pur paradigme – celui d’un colloque universitaire avec micro à questions « genderisé » et gardiens de sécurité à la porte ! And Oglers will be prosecuted ! La religion se rapporte à la méconnaissance de soi du sujet, à son exigence de causalité existentielle donnant des réponses au sens de la vie, du moins au questionnement. Une individualité subjective (avec un « Je » plus qu’un « moi ») ne peut pas ne pas passer par l’expérience du non-être, ne pas confronter sa négativité constitutive, son propre noyau de folie qui structure le savoir en tant que volonté de savoir et désir de signification signifiante. La religion participe de la construction d’un système dogmatique d’évidences, d’un ordre normatif dans lequel s’incruste une dette de sens et de lien, une dette d’identité vis-à-vis de l’altérité que représente cet ordre. Notons en passant que la formule – we hold these truths to be self-evident qui ouvre le premier texte fondateur des Etats-Unis – la Déclaration d’Indépendance de 1776, et affirme les droits inaliénables de la créature de Dieu, révèle une obsession américaine, l’obsession de la filiation généalogique. Si la religion construit des évidences, pourquoi ce redoublement, voire ce redoublement dédoublé - « Truth » et « self-evident » ?

Maintenant comment situer le phénomène religieux ? Je me bornerai à donner quelques éléments de réflexion :

A.S. : Sont-ce là des éléments fascistes ?

J.M. : Des éléments « fascistes » - ça n’existe pas. Des mots tous seuls ne forment pas un livre ; ils sont les éléments du livre après que celui-ci ait été écrit. Par ailleurs les mots « révolution », « courage », « fermeté », « éthique » etc. – peuvent aussi bien composé le « livre » fasciste que le « livre » socialiste. Slavoj Zizek a raison de dire – « the ideological meaning of an element does not dwell in this element itself but hinges upon the way it is appropriated-articulated into a chain ».

Bien entendu quand John Aschroft déclare « Terorism uses American freedom », ça ne prend pas la tête à Papineau pour déduire – so let’s curtail freedom to combat terrorism ! N’oublions pas non plus qu’autrefois était apparu le Ku Klux Klan ! Nous assistons donc à un revival religieux jaspé d’un discours d’extrême-droite à allure hyperpolitisante, lui-même flammé de sentences anti-capitalistes, couplé à l’universalisation métaphorique du vocable « Terreur », à sa fractalisation – le terrorisme est d’abord virtuel et il condense en une même figure l’opposant à la globalisation et le fondamentalisme islamique. N’oublions pas non plus qu’Amendola soulignait que le fascisme ne cherche pas tant à recruter qu’à convertir. Ajoutons que le cardinal Milano Schuster qui, soit dit en passant, n’était pas le dernier venu en matière de religion, dénonçait la « religion fasciste » et le « credo fasciste ».

A.S. : Qu’entendez-vous par « totalitarisme systémique » ?

J.M. : Il me semble que là, nous touchons à la question de l’humain, c’est-à-dire au passage de la nature à la culture – qu’il ne faut pas penser ainsi que l’accumulation primitive d’ailleurs, comme accompli, advenu – du genre, il était une fois… Le sujet de la subjectivité individuelle, l’ego, le « Je », est ce passage, rejoué continuellement – ainsi le rêve, l’angoisse, l’intranquillité de la pensée… Sans la nature, il ne saurait y avoir de passage, d’entre-deux ou d’écart, de division d’avec soi-même et d’avec les autres, le mammifère Homo se trouverait à paître dans les bocages virtuels de la « culture », comme les vaches broûtent dans les prés. Sans le passage sans cesse mis en jeu, sans cette remise des compteurs à zéro, passage où et par lequel l’existence s’apparaît à elle-même comme tragédie sur la scène du monde ou comme dramaturgie de l’apparaître, nous ne nous acheminerions plus vers nous-mêmes, nous baignerions dans les aquariums du système, dans la jouissance d’en être la substance vivante. Nous serions là, éternels jouisseurs – les plus rêveurs rêveraient qu’ils chevauchent des limaces encodées, et notre jouissance d’organes sans corps serait la source d’énergie du système. Nos capacités de détruire la nature ne sont-elle pas réelles ? La logique culturelle du capitalisme ne suppose-t-elle pas une culturalisation totale de la nature ? Que peut bien signifier l’expression Zôon Politikon, sinon la béance entre l’animal et l’être parlant et agissant ? Il en va de même pour Genos qui n’indique pas un engendrement biologique mais une appartenance sociale : la parenté, la famille.

En attendant – mais peut-on attendre ? – nous observons que la perspective du totalitarisme systémique enclenche des réactions, des mécanismes de défense de l’individu et de la société. Celle-ci se défend en se projetant dans le ciel pour y puiser une problématique normativité, l’extrême-droite manipule la projection de la société dans le ciel, tandis que les industries culturelles du capital contrôlent les images et la fonction spéculaire, le Miroir social comme l’entend Pierre Legendre. Quant à la droite qui s’appelle « gauche », elle persiste à guider la circulation du capital en général. Fantasme qui frise l’hagiasme, la divination par les causis ou carrément la sciamancie ! La circulation du capital organisationnellement globalisé mobilise d’autres experts que les porphyrogénètes de l’Administration Publique. Dès 1945 Karl Korsch analyse la transformation du capitalisme en « contre-révolution permanente » qui s’appuie sur la compénétration entre l’armée et les Executive Boards des grandes corporations. Les élites militaires forment l’axe de coordination du système d’élites du capitalisme – entre les experts politiques et les Central Executive Officers des grandes corporations. Ce système militairement coordonné empêche toute inflexion du capitalisme vers la démocratie.

Nous pouvons toujours compter sur l’inconsistance à poser une domination autonomisée de la technologie, en dehors du capitalisme. La limite du capital c’est le capital lui-même. La technologie est un excès du capitalisme, nous pouvons toujours poser la nécessité d’une autre société, lutter pour l’abolition du capitalisme. Je citerais ici Slavoj Zizek - « Stalinist « totalitarianism » was the capitalist logic of self-propelling productivity liberated from its capitalist form, which is why it failed : stalinism was the symptom of capitalism. Stalinism involved the matrix of the general intellect, of the planning transparency of social life, of total productive mobilisation – and its violent purges and paranoïa were a kind of a « return of the repressed », the « irrationality » inherent to the project of a totally organized « administred society » ».

Je tendrais à penser que Georges « le divin » Bush concentre en/sur sa personne la révolte existentielle, sous forme religieuse, contre la flagornerie-jobardise des biens-pensants dans la dissolution de la société, l’obsession américaine identitaire de la filiation généalogique, tout en représentant les intérêts d’un bloc d’élites à la barre de la globalisation systémique. Qualités qui lui permettent en ce moment de constituer le super-État – peut-être le Super-Un-State américain. Quelle force politique réussira à s’opposer aux excès du capitalisme à l’intérieur de la constellation capitaliste, à injecter de la reterritorialisation dans la déterritorialisation ? La réponse se trouve dans le message même que diffusent sans cesse les élites adeptes de la fin de l’histoire et de la société postindustrielle. Les classes populaires sont irrémédiablement « post », c’est-à-dire antiquated, obsolètes, obscènes, elles sont décrétées intolérantes par les élites universitaires qui les destinent à la rééducation et aux organisations de charité.

La division aujourd’hui ne passe plus entre la droite et la « gauche », elle passe entre la globalisation postpolitique et l’extrême-droite. Faisons en sorte qu’il n’en soit plus ainsi si nous ne voulons pas que cette division passe entre le fascisme et le totalitarisme systémique. Si une « société totalement administrée » est un fantasme, le totalitarisme systémique ne réalisera pas une telle société sans produire des esclaves. Mais les esclaves n’ont-ils pas engendré Spartacus ?

A.S. : Ce sera notre dernière question : mentionniez-vous l’Un-State américain en référence à l’Un-State du National-socialisme ?

J.M. : Ce qui est sous-entendu dans l’emploi de ces termes Un-State/Un-Society, c’est le potentiel d’inhumanité organisée du capitalisme globalisé et technologisé. Je ne puis m’empêcher de lire dans – The End of History, non seulement The New American Century, mais surtout : History begins with us. Pareillement il convient d’interpréter ce qui s’est passé dans la prison d’Abou Ghraïb – la torture pornographique comme supplément obscène de la politique en direction de la femme et le viol comme excédent structurant du Free Trade, fantasme du Free shopping et désaveu de la Political correctness dont l’universalité se fonde sur l’exception de l’Autre – censé-jouir-plus-que-nous, pur objet de la transgression. Comme vous voyez il y a matière à invasion…

Plus directement maintenant : comme dans les années 1930, les bouleversements de l’économie mondiale et la restructuration du capitalisme induisent à un écrasement de la politique dans l’État de telle façon que la « politique étrangère » sert de levier à la transformation interne de la société et vice-versa. La lutte contre le terrorisme s’accompagne d’un Denkverbot – interdit de penser, d’une militarisation de la police, d’une translation de l’esthétisation du social vers une formierte Gesellschaft, c’est-à-dire d’une recomposition administrée de l’Un-Society performante et dénuée de toute opposition à l’État. L’État américain s’adjuge la mission d’impulser la globalisation capitaliste tout en empêchant l’Amérique de se dissoudre dans celle-ci et tout en maintenant une Foreign policy qui soit compatible avec l’unité des différentes élites organisationnelles du capital. Les Interlocked Directorates des corporations, en particulier les représentants de l’armée siègeant dans les conseils d’administration ou les chaperonnant, les contrats offerts par le warfare state, le pillage des ressources de la planète, l’interdiction ritualisée de penser l’économie politique, ainsi que la recomposition d’une Born-again American Nation, constituent la plateforme de cette unité.

Last but not least, il n’échappera à personne que les USA n’ont aucune vision politico-juridique d’un statu quo, encore moins une conception d’un ordre post-Irak ou d’un quelconque New Imperial Order. La guerre anti-terroriste est sans fin qui a sa propre logique. La Presidency a acquis une réelle autonomie par rapport au Congrès, celle-ci est adéquate à l’hyperpolitique de puissance déterminée en dernier ressort par la dépendance du capital occidental envers le plus gigantesque État ouvrier de l’histoire – la Chine. Le capital peut-il en dépendre sans s’y opposer ? En ce sens les USA se comportent véritablement comme leader de l’occident. Ne disposent-t-il pas de la plus gigantesque Armada de l’histoire ?

©THEORIA - PROYECTO CRÍTICO DE CIENCIAS SOCIALES - GRUPO DE INVESTIGACIÓN UCM